La parole et le corps

  • La parole et le corps
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    Introduction au Colloque Uforca 2019

    Philippe De Georges


    Au commencement est le symptôme1. C’est de là que Freud prend son départ et fraie la voie nouvelle de la psychanalyse. Ça cloche dans le corps et une plainte peut s’entendre pour qui lui prête l’oreille. Or, la souffrance qui fait signe fait aussi trou dans le savoir : la médecine peut tout au plus reconnaître que la cause lui échappe et que son pouvoir de guérir rencontre une limite. L’intuition qui décide de la suite est que dans ce trou du savoir, se révèle la vérité du sujet, qui l’ignore.

  • Cette vérité, inconsciente par hypothèse, est alors envisageable comme un message enfoui, une révélation à venir. Ce symptôme, par lequel la psychanalyse s’inaugure est donc un nœud entre une chair qui souffre et une parole insue qui la chiffre.
    Freud saura faire valoir les deux versants de cette formation de compromis2 : versant de sens (Sinn)3, qui peut se déchiffrer pour peu qu’on y prête l’oreille et qu’on s’en fasse l’interprète ; versant de jouissance (Befriedigung) qui est au fond autant sa signification que sa référence (Bedeutung)4. Aussi bien chez Mademoiselle Elisabeth von R. que chez l’Homme aux rats, Freud avait noté d’emblée la jouissance que le sujet ignore derrière sa plainte consciente.
    La lecture du symptôme – comme celle du rêve – a donné naissance à une pratique de l’analyse dont les leviers sont l’inconscient, le refoulement et sa levée, l’interprétation et le transfert. Mais Freud n’a jamais perdu de vue pour autant cette autre dimension inconsciente, qu’il nommait dès l’Esquisse «pulsion» (Trieb)5, au joint du corps et de la psyché. Les limites rencontrées dans l’expérience analytique – limites des pouvoirs de la parole – l’amenèrent à reconnaître dans cette volonté (Will) et cette puissance (Macht), une exigence irréfragable de satisfaction, acéphale et muette6.
    Lacan rencontrera à son tour ces points où la parole et le corps se connectent ; impacts du signifiant sur la chair vivante ; première rencontre traumatique qui amorce la réitération7 ; résonance corporelle aux demandes et au « dire »8 ; effets sur la chair jouissante de la parole interprétante, pour peu que celle-ci consonne.
    Puis, au terme de son enseignement, le symptôme, pourrait-on dire, fait retour. Mais ce sera au prix d’une mutation, dont l’écriture qu’il adoptera alors – sinthome 9 – fera signe. Car le sinthome n’abolira pas ce qui le précède mais le surmontera, épinglant la jouissance singulière du parlêtre, là où se disait au départ la souffrance du sujet.
    Notre expérience actuelle nous permet de mesurer la fécondité de ces éclairages successifs, chaque fois que nous sommes confrontés en analyse aux liens de la parole et du corps. Mais à chaque fois, nous nous retrouvons aussi convoqués par l’urgence d’une recherche, qui porte sur l’au-delà de l’interprétation et la possibilité de contrer le réel10 ou de « bouger les défenses »11.

     

    1 Texte d’introduction au Colloque Uforca qui se tiendra à Paris, à la Maison de la Mutualité, le 15 juin 2019.
    2 Cf. Miller J.-A., « Le Séminaire de Barcelone sur Die Wege der Symptombildung », Le symptôme-charlatan, Le Champ freudien, Paris, Seuil, 1998, p. 11-52.
    3 Cf. Freud S., « Le sens des symptômes », conférence 17, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1970.
    4 Cf. Freud S., « Les modes de formation de symptômes », conférence 23, Introduction à la psychanalyse, op. cit. 5 Cf. Freud S., Esquisse d’une psychologie, Paris, Érès, 2011.
    6 Cf. Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968 & « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
    7 Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2010-2011, inédit.
    8 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
    9 Cf. ibid.
    10 Cf. Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, octobre 2011, p. 19.
    11 Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1999-2000, inédit & « L’inconscient réel », Quarto, n°88- 89, décembre 2006, p. 6-11.